
10/28/2024
“Pourquoi Haïti est-elle si pauvre ?” : Une Analyse à partir des Réflexions de Thomas Lalime sur les Travaux de Daron Acemoglu et James Robinson
Introduction
Je souhaite exprimer mon profond respect et mon appréciation pour l’économiste haïtien Thomas Lalime, qui, dans cet article, présente une analyse riche et éclairante de la pauvreté en Haïti, en s’inspirant des travaux des récipiendaires du prix Nobel d’économie 2024, Daron Acemoglu et James Robinson, « pour leurs études sur la formation des institutions et leur impact sur la prospérité »*. Le troisième lauréat, Simon H. Johnson, n’étant pas mentionné dans le titre de l’article et ne bénéficiant que d’un clin d’oeil dans le texte, je présume** que, parce que certains critiques*** ont relégué ses publications au second plan, c’est l’une des raisons expliquant leur absence dans le cadre de la réflexion de M. Lalime.
En tant que chercheur en anthropo-sociologie haïtienne, je considère que M. Lalime nous offre ici une précieuse opportunité de mieux comprendre les causes structurelles et historiques de la pauvreté en Haïti. J’adresse également mes félicitations aux lauréats du prix Nobel pour leurs contributions intellectuelles au développement économique et pour leur intérêt à cerner les mécanismes institutionnels influençant le développement des nations. À travers cette intervention, j’ai pour ambition de contribuer au débat stimulant amorcé par M. Lalime en apportant un éclairage anthropo-sociologique sur cette question complexe et cruciale.
Résumé
L’article de Thomas Lalime analyse les causes de la pauvreté en Haïti à travers les théories économiques de Daron Acemoglu et James Robinson, prix Nobel d’économie 2024. Il souligne l’impact des institutions extractives héritées de l’époque coloniale et de la persistance de structures politiques favorisant une élite restreinte. La conclusion de ces deux auteurs nobelisés est “que seuls les États comportant des institutions politiques et économiques inclusives peuvent atteindre des hauts niveaux de développement économique.” En comparant Haïti à la République dominicaine, Lalime illustre comment des choix institutionnels divergents ont conduit à des trajectoires de développement différentes. Il confronte également diverses explications géographiques et culturelles aux idées des deux économistes, tout en appelant l’élite haïtienne à réfléchir sur des solutions adaptées pour sortir le pays du « cercle vicieux » actuel.
Analyse d’ordre général
Thomas Lalime s’appuie sur l’analyse institutionnaliste développée par Acemoglu, Robinson et pour expliquer les écarts de développement entre Haïti et son voisin immédiat, la République dominicaine. L’article examine plusieurs perspectives théoriques et propose une exploration critique des explications historiques et géographiques de la pauvreté haïtienne. En outre, il fait référence aux contributions culturelles et aux perceptions sociales extérieures, y compris les préjugés largement répandus à travers l’histoire, pour analyser comment ces éléments influencent l’image d’Haïti dans l’imaginaire collectif international. Lalime met en lumière la thèse centrale d’Acemoglu et Robinson : les institutions extrêmes créées durant la colonisation ont engendré des systèmes extractifs qui persistent encore aujourd’hui, perpétuant ainsi un cycle de sous-développement.
Points d’Accord
Je partage la vision de Lalime et des Nobel que les institutions historiques d’Haïti jouent un rôle fondamental dans l’explication de sa pauvreté actuelle. La colonisation et l’esclavage ont non seulement exploité les ressources et les êtres humains, mais ont également instauré des systèmes de gouvernance axés sur la répression et l’extraction, empêchant la mise en place d’institutions inclusives et démocratiques après l’indépendance. En outre, l’idée que la “dette de l’indépendance” envers la France ait constitué un fardeau économique inégalable est convaincante, car elle reflète les politiques économiques et sociales répressives qui ont miné l’État naissant haïtien.
La mention des critiques culturelles et de la stigmatisation historique du peuple haïtien, abordée par Dubois et reprise par Lalime, est également significative. Cette perception négative, souvent alimentée par des préjugés coloniaux, souligne l’impact persistant des stéréotypes sur la manière dont Haïti est perçue et soutenue internationalement.
Points de Désaccord
Bien que convaincant, l’argument institutionnaliste dominant proposé par Acemoglu, Robinson (et Johnson) pourrait bénéficier d’une perspective plus nuancée quant à l’impact des variables culturelles et sociales internes. Certes, Lalime mentionne l’aspect institutionnel comme un pilier fondamental des difficultés haïtiennes, mais l’absence de débat sur les pratiques politiques contemporaines et l’engagement citoyen dans la reconstruction de l’État peut sembler réducteur. D’un point de vue anthropo-sociologique, il serait pertinent de souligner comment certaines pratiques culturelles et organisations sociales internes ont également un rôle adaptatif ou contestataire face aux institutions oppressives.
En outre, la thèse géographique de Diamond y relative est abordée mais pourrait être davantage explorée dans ses limites. Les facteurs environnementaux, notamment les conditions climatiques, la faible pluviométrie et la déforestation, nécessitent une attention particulière dans l’analyse de la pauvreté haïtienne, car ils influencent directement les capacités agricoles et les conditions de vie des communautés rurales.
Perspectives
Pour compléter cette analyse, une approche pluridisciplinaire englobant l’anthropologie, l’économie politique et la sociologie semble essentielle. Les contributions théoriques de Bourdieu sur le capital symbolique et de Max Weber sur l’éthique protestante pourraient offrir des outils conceptuels pour examiner comment les structures de pouvoir et les valeurs culturelles influencent la persistance des inégalités et l’évolution des institutions en Haïti. Une exploration des dynamiques locales, notamment des mouvements sociaux et des initiatives communautaires, permettrait aussi de repenser la relation entre l’État et ses citoyens et d’ouvrir des pistes pour des institutions plus inclusives.
En guise de conclusion
L’article de Thomas Lalime constitue une excellente synthèse des analyses théoriques et des contextes historiques influençant la pauvreté haïtienne. Tout en reconnaissant la centralité des institutions dans la persistance des inégalités, il est également nécessaire d’examiner les autres dimensions contributives pour une compréhension holistique du problème. En tant qu’anthropo-sociologue, je vois une richesse dans l’interaction entre les facteurs institutionnels, culturels et environnementaux qui définissent les défis du développement haïtien. Les efforts futurs en matière de recherche et de politiques doivent intégrer ces perspectives afin de proposer des solutions qui soient véritablement adaptées aux réalités locales. J’avoue que cette partie de ma réflexion m’a été inspirée par l’approche de Cecilia Garcia Peñalosa résumée en ces termes : “L’approche proposée par Daron Acemoglu, Simon Johnson et James A. Robinson a été critiquée pour laisser peu de place à l’élaboration de politiques. Selon eux, le passé d’un pays détermine la qualité de ses institutions, qui à leur tour façonnent sa richesse relative. De plus, lorsque les institutions changent, c’est le résultat d’une combinaison de caractéristiques économiques et sociales profondément ancrées, qui ne peuvent être modifiées rapidement par des politiques. Il y a une part de vérité à dire que ces théories et preuves impliquent un certain degré de déterminisme historique et rendent souvent difficile la modification de la répartition existante de la richesse nationale dans le monde. Cependant, nous ne pouvons pas non plus influencer la vitesse à laquelle la Terre tourne autour du Soleil, mais cela ne nous empêche pas de reconnaître l’importance fondamentale de la contribution de Galilée à notre compréhension du monde.” (cf. Cecilia Garcia Peñalosa, Prix Nobel d’économie 2024 : les institutions, source de prospérité économique, amse, 14 octobre 2024in https://www.amse-aixmarseille.fr/fr/actualite/prix-nobel-d’économie-2024-les-institutions-source-de-prospérité-économique.
Notes
*Lu dans le reportage de Le Monde du 14 octobre 2024 : “ Les chercheurs, tous les trois travaillant aux Etats-Unis, ont été distingués « pour leurs études sur la façon dont les institutions sont formées et affectent la prospérité », a exposé le jury dans ses attendus. « Réduire les énormes différences de revenus entre les pays est l’un des plus grands défis de notre époque. Les lauréats ont montré l’importance des institutions pour y parvenir », a déclaré Jakob Svensson, président du comité du prix en sciences économiques, cité dans un communiqué. « Les lauréats de cette année ont été les pionniers de nouvelles approches, à la fois empiriques et théoriques, qui ont fait progresser de manière significative notre compréhension des inégalités mondiales », a précisé M. Svensson devant la presse.
Best-sellers
En examinant les différents systèmes politiques et économiques introduits par les colonisateurs européens, les trois économistes ont pu mettre en évidence un lien entre les institutions et la prospérité, écrit le comité dans son communiqué.
M. Acemoglu, 57 ans, est professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), tout comme M. Johnson, 61 ans, M. Robinson, 64 ans, est professeur à l’université de Chicago.
« C’est un véritable choc et une nouvelle extraordinaire », a réagi M. Acemoglu, interrogé par le comité Nobel. Daron Acemoglu est auteur de plusieurs best-sellers dont Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty (traduit en français par Prospérité, puissance et pauvreté : Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres). M. Acemoglu est connu pour ses « travaux sur la manière dont les institutions, sur le long terme, facilitent ou entravent la croissance économique ». cf. https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/10/14/le-prix-nobel-d-economie-2024-attribue-a-daron-acemoglu-simon-johnson-et-james-robinson-pour-leurs-recherches-sur-les-differences-de-prosperite-entre-les-nations_6351558_3234.html
** Le verbe présumer, dans une perspective philosophico-technique, renvoie à l’acte de poser une hypothèse ou de tenir pour vrai un énoncé ou une situation sans preuve explicite mais en s’appuyant sur des indices, des normes ou des présupposés implicites.
Sur le plan épistémologique, présumer désigne donc un jugement anticipatif, impliquant une forme de connaissance partielle qui reste ouverte à la révision ou à la confirmation ultérieure. Présumer suppose une confiance préalable dans des données ou dans des schémas cognitifs établis par l’expérience, la logique ou la probabilité. Dans ce sens, le concept se situe à mi-chemin entre croire et savoir, en s’appuyant sur des indices suffisants pour une acceptation provisoire mais non exhaustive.
En droit et en logique, le terme revêt un rôle plus technique. Par exemple, une présomption (comme la présomption d’innocence) implique une hypothèse de vérité adoptée jusqu’à preuve du contraire, fonctionnant comme un cadre normatif. Ce cadre impose une orientation par défaut (ex. : considérer quelqu’un comme innocent) en attendant que des éléments nouveaux viennent confirmer ou infirmer cette hypothèse.
***Les historiens, Gérard Béaur et Pablo F. Luna, dans une tribune disent que la these de “Simon affirmant explicitement qu’il suffit de changer les institutions pour obtenir le progrès croit discerner une relation mécanique entre le niveau de produit intérieur brut (PIB) et la qualité des institutions est infirmée par les faits historiques. A noter que leur critique s’étend aux deux autres lauréats auteurs de Why Nations Fail. The Origins of Power, Prosperity, and Poverty (Profile Books, 2013). Tel n’est pas l’objet de mon analyse.
Bibliographie commentée
1. Acemoglu, Daron et Robinson, James. Pourquoi les nations échouent : Les origines du pouvoir, de la prospérité et de la pauvreté. Fayard, 2012.
Dans ce livre devenu incontournable, les auteurs expliquent que les différences entre pays riches et pauvres sont en grande partie dues à leurs institutions. Selon eux, des institutions inclusives favorisent la croissance économique, tandis que les institutions extractives mènent à la pauvreté et à l’instabilité. Une analyse pertinente pour comprendre les difficultés structurelles d’Haïti dans son développement économique.
2. Acemoglu, Daron et Robinson, James. Les origines de la richesse des nations : Institutions, idéologies et développement économique. Le Livre de Poche, 2013.
Ouvrage phare sur les causes des inégalités de richesse entre nations, Acemoglu et Robinson argumentent que la prospérité d’un pays dépend avant tout de la qualité de ses institutions politiques et économiques. Ce livre éclaire de nombreux points abordés dans le texte de Lalime, en analysant les conditions institutionnelles qui influencent la trajectoire économique des nations. Deshommes, Fritz. Réflexions sur l’économie haïtienne : Passé, présent et perspectives d’avenir. Editions de l’Université d’État d’Haïti, 2015.
Fritz Deshommes propose une analyse approfondie de l’économie haïtienne, expliquant comment l’histoire politique et économique du pays a façonné ses structures actuelles. L’auteur propose des pistes de réflexion sur le développement et la modernisation économique d’Haïti, en soulignant la nécessité d’adapter les solutions aux réalités locales. Diamond, Jared. Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Gallimard, 2006.
Ce classique explore les raisons pour lesquelles certaines sociétés prospèrent tandis que d’autres échouent. Diamond examine des cas variés, dont Haïti et la République dominicaine, mettant en avant les facteurs écologiques et sociaux qui influencent le destin d’une nation. Dubois, Laurent. Haïti : Les secousses de l’histoire. Picador, 2013.
Ce livre propose une exploration détaillée de l’histoire d’Haïti, en soulignant la complexité des structures sociales et les enjeux de la post-indépendance. Dubois y critique les explications superficielles de la pauvreté d’Haïti, cherchant à démontrer que les racines des difficultés actuelles se trouvent dans les institutions coloniales et les relations de pouvoir postcoloniales. Fick, Carolyn. Les voix de l’indépendance : révolution haïtienne et discours d’émancipation dans les Caraïbes francophones.
Un ouvrage sur l’histoire de la révolution haïtienne et l’impact durable des idées de liberté et d’indépendance sur la région. Fukuyama, Francis. Les origines de l’ordre politique : des temps préhumains à la Révolution française.
Fukuyama explore le développement des institutions politiques et leur impact sur la société, offrant un cadre d’analyse applicable à des contextes comme celui d’Haïti. Jason Muscadin Jean-Yves. Comprendre pour sortir du chaos. Manuel d’histoire critique. Tome 1. New York Publishers, 2024.
Cet ouvrage analyse les événements clés de l’histoire haïtienne et leurs impacts sur la société actuelle dans une perspective critique et multidisciplinaire. Il explore les origines des structures sociales et politiques en Haïti, soulignant les facteurs internes et externes qui ont conduit au “chaos” actuel. North, Douglass. Leçons d’économie institutionnelle. Editions La Découverte, 2007.
Dans cet ouvrage, North examine les institutions économiques et leur impact sur le développement des nations. Il montre comment les différences institutionnelles influencent la prospérité des pays, un point crucial pour comprendre la situation de pays comme Haïti. Platteau, Jean-Philippe. Vers une économie politique du développement : Institutions, conflits et croissance. Editions de Boeck, 2015.
Ce livre offre une analyse de l’économie du développement en se concentrant sur le rôle des institutions dans les conflits et la croissance économique. Platteau souligne que les structures politiques et économiques doivent être inclusives pour favoriser un développement durable. Piketty, Thomas. Le Capital au XXIe siècle. Editions du Seuil, 2013
Piketty examine l’évolution de l’inégalité économique dans les sociétés modernes, avec un accent sur la nécessité de réguler le capitalisme pour éviter l’accroissement des inégalités. Seitenfus, Ricardo. « L’échec de l’aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements ». 2015
Seitenfus critique l’influence des ONG en Haïti et montre comment elles peuvent perpétuer la dépendance économique et fragiliser l’État haïtien.
Port-au-Prince, le 27 octobre 2024
Muscadin Jean-Yves Jason
Chercheur en histoire ET en anthropo sociologie
Archiviste
[email protected]
Après l’Américaine Claudia Goldin, primée en 2023 pour ses travaux sur l’évolution de la place des femmes sur le marché de l’emploi, le comité Nobel a récompensé les trois chercheurs.